crédits: photoreportage “Les réfugiés syriens de Jordanie, entre la terreur et l’oubli” (la Cote – CH), photos de Sara Lahli.
Les réfugiés syriens en Jordanie
Les chiffres divergent..Certains disent qu ils sont 750 000. D’autres, qu’ils sont plus 1,3 million…Au final, peu importe ces batailles de chiffres. Car au fond, même si l’on s’arrête au nombre médian, cela signifie qu’ils représentent grosso modo , 10% ou plus , des gens vivant dans ce pays.
Rapporté à la France, cela représenterait environ 7 millions de personnes. Soit 3 fois plus que la population de Paris intra-muros. Et 2 fois plus que la population d’Amman.
Et pourtant, on les voit peu… Oh, il y a bien quelques camps de réfugiés dans ce pays… Certains mêmes sont gigantesques. Zaatari, Azraq, pour ne citer qu’eux, sont de véritables villes, ayant compté plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d’habitants au plus fort de la crise syrienne.
Les travailleurs humanitaires et les agents des organisations internationales, s’investissent beaucoup dans ces camps, qui, pourtant, se vident, inexorablement. Car l’Homme est entreprenant. il tente sa chance, partout où il peut. Il quitte les endroits clos.
Donc, à Amman et dans les autres grandes villes du pays, les réfugiés syriens se fondent dans le paysage. Ils sont passés sous le scope du radar. Ils ne sont plus comptés, et ils ne comptent plus. Ils vivent, mangent, travaillent – ou tentent de le faire . Ils sont là. Et beaucoup resteront. Car ils ont peur de retourner dans leur pays.
Les Ammanites, locaux ou expatriés, savent que la ville est divisée en deux parties : d’un coté, les riches et les très riches. De l’autre, les pauvres.
Les premiers, dans le sud et l’ouest de la cités, dans les beaux quartiers tous neufs, dans des appartements design, dans des belles rues lisses, parcourues par de coûteuses voitures, parfois extravagantes.
Les seconds, plutôt au Nord et à l Est, dans de vieux appartements fatigués. Si tant est que “vieux” signifie quelque chose, dans cette ville -champignon, qui ne comptait guère que 15 000 habitants en 1940. Beaucoup vivent dans de gigantesques cités dortoirs, comme à Zarqa, la “bleue” en arabe, si mal nommée, tant elle est grisaillante, triste, banale. Parmi eux, les réfugiés syriens se nichent dans les interstices.
Et parfois, ces deux mondes, le riche et le pauvre, se côtoient, s’entrecroisent…a défaut de se fréquenter. Quand les réfugiés ne se font pas chasser, ils parviennent à vendre de mauvais produits, au détour des feux rouges, dans les beaux quartiers. Parfois, des hommes, souvent, des femmes. Et, des enfants. Certains mendient. Ce sont presque exclusivement des femmes. Ici, chez les arabes, il importe pour les hommes de se donner une contenance.
Pareil que dans les grandes métropoles occidentales, me direz-vous? Sans doute. Mais avec proportionnellement plusieurs dizaines de fois plus de réfugiés sur le sol jordanien qu’européen. Au fond, le plus étonnant n’est pas tant leur nombre, que leur invisibilité. Si nombreux, et si discrets…Et parfois , ils circulent, tout simplement. Ils marchent, sans rien demander à personne.
Ce jour là…
Ce jour là, c était un grand-père, avec sa petite fille. Un tandem insolite, et en même temps tellement symbolique d’une bien triste condition. Lisez plutôt.
Poussant péniblement un caddy bricolé à moitié rempli de ferraille, le vieux boitille, occupé à trouver quelque objet à récupérer ou à revendre. Celle que l’on imagine être sa petite fille lui tient le bras, et avance au même train. Un presque vieillard déclinant, affublé d’une fillette de 8 ans en haillons.
Ils ne mendient même pas. Ils sont au delà de cela. Ils ne regardent pas autour d’eux. Peut-être, ont-ils leur fierté. Ils marchent sur le terre-plein de cette voie rapide, comme Amman en compte tant. Les voitures roulent au pas, leur conducteurs s’ennuient, et ont largement le temps de contempler la triste scène.
Sur cette longue ligne droite, en cette fin d’après-midi, des dizaines de voitures s’approchent des deux réfugiés. Au gré des embouteillages, des feux rouges, elles passent à leur niveau, puis s’en éloignent, doucement, inexorablement. Je suis dans ce flux lent, parmi tant d’autres voitures anonymes.
Je suis maintenant à leur niveau. On se croise. Leur regard est fixe, et ne rencontre pas le mien. Sur la terre battue qui longe l’autoroute, ce n’est pas facile de pousser le caddy. Le vieux et la fillette sont concentrés sur leur trajet. Je les regarde maintenant depuis mon rétroviseur. In petto, les questions fusent. Mais où vont-il? où sont les parents de la fillette? Sont-ils au moins vivants? Et pourquoi ne mendient-il pas? Pourtant, ca marcherait sûrement…Qui oserait refuser de leur donner une pièce ou un billet?
Ils s’éloignent, cahin-cahan. Et moi, j’avance au pas, au gré de la circulation. Mes questions intérieures se transforment en réflexions sur la destinée. Un nouveau coup d’œil vers l’arrière. Ils vont bientôt disparaître derrière une glissière de sécurité.
Soudain, la voiture devant moi freine en pilant. Une berline standard, un peu amochée, une marque asiatique typique de la classe moyenne jordanienne. La portière s’ouvre brutalement. Son conducteur, boulot, jeune trentenaire, cigarette au bec, jaillit de l’habitacle comme un ressort de sa boite. Mais que diable fait-il?
Il n’est visiblement pas sportif, et ses mocassins vernis ne l’aident pas à courir…Sa démarche a beau être comique, il parvient toutefois à rejoindre les deux réfugiés avant qu’ils ne disparaissent. Il s’arrête à leur niveau. Il leur glisse quelques mots, leur pose à chacun une main sur l’épaule. Il prend la main de la petite fille, et, avant qu’elle ne se referme, j’entrevois furtivement, un billet glissé dedans.
Je suis saisi, et maintenant je scrute la scène. Il revient en courant, et je l’observe passer, lui le généreux rougeaud essoufflé. Je l’observe? non. Disons plutôt que je le contemple. Il rentre dans sa voiture, et repart en trombe, pour rejoindre la file devant lui. Dans l’intermède, aucun conducteur ne l’a klaxonné. Pas un seul. Dans le tourbillon d’une capitale dans laquelle tout retard au feu rouge est sanctionné d’un concert indigné de “tut-tut”, c’est plutôt insolite. Beaucoup ont dû être impressionnés par la scène.
Vite, vite ! Les aider, à mon tour! Mais il est maintenant trop tard. Les réfugiés, derrière, ont disparu. Où sont ils?
Mon tour est passé. Un premier klaxon retentit. Il faut avancer. Un dernier coup d’œil derrière. Personne. Trop tard. Je repasse la première, et avance pour me replacer derrière la voiture du héros. La vie reprend son cours. La routine revient. Certaines occasions ne se présentent qu’une seule fois. On a beau préparer un billet dans le vide-poche, “pour la prochaine fois”…C’est en tout cas trop tard pour “la” fois où il aurait fallu le faire.
Ce jour là, il n’yeut qu’un seul acteur, et beaucoup de spectateurs.
Ce jour là… je suis spectateur comme beaucoup d’autres.
Ce jour là….Seul un homme, chez lui, pourra s’endormir la conscience tranquille. Tous les spectateurs, autour, auront beau y repenser, en discuter avec leurs proches, il sera trop tard pour eux.
En repensant à ce jour là…Ils resteront des spectateurs. Nous resterons des spectateurs. Je resterai un spectateur.
0 Comments